Une question de taille
Le vendredi 12 octobre dernier, alors que je consulte différents sites d’information sur Internet, le titre d’un article attire mon attention sur celui du journal suisse « Le Temps » : « Christine Lagarde évoque “les temps de guerre” ».
Je me dis alors que l’on passe un cap dans la rhétorique de la crise et que l’on ne manquera pas bientôt de rappeler les paroles célèbres de Churchill promettant aux anglais, le 13 mai 1940, « du sang, de la sueur et des larmes ».
Que l’actuelle directrice d’une des institutions responsables de ce que j’appellerais ironiquement « la relance africaine » par la vertu des politiques d’ajustements structurels, va poursuivre et accentuer son discours. Le contexte paraît favorable puisque le propos se situe dans le cadre des réunions annuelles du FMI et de la Banque Mondiale qui constituent, avec les rencontres en marge, le plus grand rassemblement annuel mondial de responsables financiers, économiques et bancaires.
Mais je me souviens aussi avoir noté en son temps la création[1] d’une École de Guerre Économique. L’un de ses fondateurs, Christian Harbulot, est d’ailleurs présenté comme l’un des concepteurs de l’idée d’intelligence économique et je relève que son parcours passe par une institution qui s’appelait encore le Commissariat Général au Plan[2] et qui deviendrait, en 2006, le Centre d’Analyse Stratégique[3].
Je me demande parfois si mon goût des mots ne me joue pas des tours mais je crois que c’est bien une accumulation de notions liées à l’« art de la guerre » qui s’est associée au domaine économique sans que l’on y prenne trop garde depuis au moins deux décennies.
La rhétorique guerrière n’est donc pas vraiment récente mais elle se cantonnait jusqu’à présent dans la qualification de l’affrontement des blocs et celle des menées occultes de l’espionnage économique. La nouveauté réside donc à mon sens, non dans le fait que l’on évoque une guerre économique, mais que l’on en vienne à parler d’économie de guerre, ce qui n’est pas du tout la même chose.
En tout cas, en de tels contextes, les initiatives deviennent stratégiques quand elles ne sont pas défensives et il en est de l’urbanisme comme de nombreux autres domaines.
Mais, vous me direz que c’est tout un raisonnement basé sur le titre d’un article, quelques mots sortis en fait de leur contexte. Le texte du journal suisse me paraissant un peu succinct, j’ai essayé de chercher d’autres éléments et j’ai du me rendre à l’évidence : en français, comme en anglais, c’étaient les mêmes phrases qui étaient répétées d’article en article.
Je choisissais donc un journal économique pour trouver une référence pertinente. « Les Échos » me l’ont fournie sous le titre « Dette : Lagarde sonne le tocsin pour les pays riches ». L’auteur[4] y reprend, comme ses confrères, que « la patronne du Fonds a par ailleurs de nouveau appelé à réformer un système financier qui « n’est toujours pas plus sûr » qu’au moment de la faillite de la banque américaine Lehman Brothers en 2008, point de départ de la crise financière. « Les excès continus et les scandales montrent que la culture (de la finance, ndlr) n’a pas réellement changé », a déclaré Mme Lagarde. Le système « est encore beaucoup trop complexe, les activités sont encore trop concentrées dans de grands établissements », a-t-elle précisé, ajoutant que le spectre de banques « trop grandes pour faire faillite » (“too big to fail”) continuaient à hanter le secteur[5] ».
L’usage de l’expression sonner le tocsin réfère à l’annonce publique des catastrophes, dont la guerre. Le Littré nous dit qu’il s’agit du « bruit d’une cloche qu’on tinte à coups pressés et redoublés, pour donner l’alarme » et que son sens figuré signifie « exciter un soulèvement, […] enflammer les passions ».
Il semble donc y avoir un sentiment d’urgence, un désir de partage de cette impression et loin de moi l’idée de remettre en cause cela ! La réforme de nos pratiques me paraît, comme à bien d’autres, nécessaire, voire inévitable. Je suis plus étonné de relever que les analyses de Madame Lagarde mettent en évidence les effets pervers du développement exponentiel et de la concentration de plus en plus radicale des établissements financiers dans un « système beaucoup trop complexe ».
Certains n’hésiteraient pas à dire qu’il s’agit d’une tocade de femme, française de surcroît, mais ce sont bien les mêmes idées, et dans les mêmes termes, qui étaient déjà exprimées dans le « Bulletin du FMI », note mensuelle de l’institution en date du 25 septembre dernier[6]. Alors, en viendrait-on, au plus haut niveau de la finance internationale qui représente la cristallisation de la virtualisation des échanges dans un monde de moins en moins maîtrisable pour le commun des mortels, échappant au contrôle citoyen, à proposer des questionnements avec lesquels je serais, à ma grande surprise, d’accord ?
Va-t-on donc bientôt réfléchir aux effets de seuil, à la taille optimale, à la nécessité de la diversité et donc, par conséquent, aux inconvénient multiples de la « grandeur », aux effets pervers de systèmes qui ont oublié que leur nom a servi à désigner des théories philosophiques majeures et qui, dans leur jalouse autonomie experte, manipulent le réel comme d’insurpassables mécaniques ?
S’apercevrait-on qu’ils ne sont que nos propres créations, que des outils et que, comme tels, ils ne sont que des moyens au service de fins qu’il nous appartient de définir avec fermeté mais aussi avec ce que j’appellerais une ambitieuse modestie ?
S’aviserait-on que ces questions peuvent aussi s’appliquer à bien d’autres sujets que la finance internationale ? Qui a dit tous les sujets ?…
Henry-George Madelaine
17 X 2012.
[1] En 1997.
[2] « Parallèlement l’étude de Christian Harbulot, Techniques offensives et guerre économique, suscita un réel intérêt dans la sphère gouvernementale. Le Centre de Prospective et d’Evaluation, dirigé par Thierry Gaudin, a financé l’étude. Ce soutien du Ministère de la Recherche a été décisif puisqu’il a validé le principe d’une amorce de nouvelle grille de lecture sur les rapports de force économiques et un dépassement du concept de veille technologique jusque-là centré principalement sur l’innovation et le développement. […] Dans un second temps, la réactualisation de l’étude aboutit à la création du concept d’intelligence économique (p120) dans l’ouvrage La machine de guerre économique (Economica, 1992). Christian Harbulot poursuivit ses travaux dans le cadre du Commissariat Général au Plan au côté de Philippe Baumard qui étudiait les dispositifs anglo-saxons d’intelligence économique ». Présentation disponible sur le site de l’École de Guerre Économique à l’adresse suivante : http://www.ege.fr/A-propos-de-l-EGE/Aux-fondements-de-l-EGE.html
[3] Fondé par décret, le 6 mars 2006, le CAS remplace le Conseil d’analyse économique et le Commissariat Général au Plan. Il s’agit d’une institution d’expertise et d’aide à la décision appartenant aux services du Premier Ministre.
[4] Jean-Michel Gradt, plutôt spécialisé dans les questions de transport d’ailleurs.
[5] http://www.lesechos.fr/economie-politique/monde/actu/0202323244473-fmi-christine-lagarde-alerte-les-pays-riches-sur-leur-dette-publique-371858.php, consulté le 12 X 2012.
[6] sur http://www.imf.org/external/french/pubs/ft/survey/so/2012/res092512af.pdf, consulté le 12 X 2012.