Questions de territoire

Questions de territoire

 

« Les analyses du développement sont principalement partagées entre des logiques sectorielles ou territoriales. Au sein du paradigme territorial, l’espace métropolitain est peu étudié, comme si son développement allait de soi ou qu’il renvoyait principalement à une logique sectorielle. En fait, la métropole se définit comme un espace privilégié où se concentre une variété de ressources et, donc, un capital socio-territorial important. Dès lors, cet espace échappe aux réflexions traitant du développement régional – du développement de la périphérie – et renvoie principalement à des analyses portant sur le développement local. Ces dernières ont toutefois le désavantage de morceler le paysage métropolitain en zones de croissances variées et de ne pas produire une vision globale de la dynamique y prenant place[1]. »

Avec une dizaine d’années de recul, on me paraît fondé à confirmer cette analyse ou même plutôt à la prolonger, car ce n’est pas seulement le fait de l’analyse qui provoque le morcellement évoqué. Il est vrai que l’on ne doit pas négliger les impacts d’une appréhension de plus en plus fragmentée du réel, y compris, et paradoxalement, dans des approches dites globales. Le constructivisme, ici comme ailleurs, a laissé de multiples traces.

Pourtant, ce serait un peu accuser le thermomètre de la montée de la température et, avec un prisme que je reconnais à ce raisonnement, je voudrais relever qu’il peut, et de plus en plus, y avoir opposition, ou tout au moins compétition entre une approche de développement métropolitain et une autre qui serait territorial ou régional.

S’il y a bien entendu de la diversité, voire de l’inégalité, au sein d’une même métropole, je ne crois pas que l’on puisse douter que ce sont des questions qui mobilisent plus encore les responsables qui s’appliquent au développement d’un territoire au sein duquel se situe et prospère une métropole. D’ailleurs cela était exprimé presque implicitement par nos chercheurs québécois : l’inquiétude porte sur la périphérie et ces franges qui n’ont trop souvent comme destin que de revenir à l’état de friches.

Du parcours du géographe français Jean-François Gravier, avant et pendant la seconde guerre mondiale, on peut dire pour le moins qu’il questionne mais les constats qu’il formule dans son célèbre ouvrage Paris et le désert français (1947) s’intègrent dans un courant planificateur qui dépasse les frontières des appartenances politiques depuis l’entre deux guerres. Le propos et surtout son titre fait mouche et il est d’ailleurs repris par André Malraux pour imager l’enjeu de la décentralisation culturelle : son nouveau ministère de la culture ayant pour mission d’installer des oasis dans le désert culturel français. Mais les potentiels d’irrigation des territoires contigus à ces oasis s’avéra pour le moins limité et une dizaine d’années plus tard, les constats sont pour le moins critiques.

Les propos sont même volontairement alarmistes et se veulent mobilisateurs. Sous le titre « Une image de la France en l’an 2000 : Le scénario de l’inacceptable », la Datar publie en 1970 son premier exercice de prospective sous la direction de Jérôme Monod.

« Il frappe les esprits en présentant la carte d’une « France déchirée » entre deux types de zones : les zones « dynamiques » (l’agglomération de Lyon, le Sud, l’Île-de-France, l’Est et le Nord) et les zones « délaissées » (l’Ouest et le Centre). [… Il] envisage une France disloquée, désarticulée ; image inconcevable dans une vision républicaine du territoire. On peut aussi y appréhender les grands dilemmes auxquels l’aménagement du territoire est confronté : aider les zones pauvres ou encourager le développement des régions riches, valoriser les potentialités locales ou assurer une justice spatiale[2] ».

Alors que ce qu’il appelle l’« aménagisme » de l’après-guerre « cherche à faire œuvre de civilisation lorsque les infrastructures et les équipements sont l’expression concrète d’un dessein plus ou moins formalisé[3] ». À l’époque actuelle, il lui préfère celle d’« intelligence territoriale », car il s’agit « d’imaginer et de construire de nouvelles formes d’actions et des réseaux d’acteurs inédits […] « selon une logique comparable à celle qui maille un espace multipolaire », [comme l’] écrit Pierre Musso ».

Dans le cas de Lille, Odile Ovart Baratte rappelle les propos de Pierre Mauroy lors de la signature du traité franco-britannique en 1986 : « Autant la constitution d’une région en un écheveau multiple a été un atout au début de l’ère industrielle, autant s’impose aujourd’hui l’idée d’une région fortement structurée, avec une grande capitale, diffusant ses retombées sur l’ensemble du Nord-Pas de Calais. Plus Lille sera puissante et forte, plus les autres villes en profiteront ». Elle explique ensuite qu’en 2003, « un comité interministériel d’aménagement du territoire (CIADT) lance l’idée de créer en France des aires métropolitaines urbaines. Cette expression, traduite de l’américain, désigne une région constituée autour d’une ou de plusieurs villes ou agglomérations urbaines, proches les unes des autres, dont les activités complémentaires rayonnent sur un territoire ou un espace régional qu’elles dominent et structurent. Cette dimension de métropole régionale leur permet de jouer un rôle relatif aux niveaux européens et international[4] ».

On sent qu’il se dessine ici, les contours de ce que serait supposé animer l’eurométropole mais une bonne part de l’enjeu de ces réflexions territoriales me paraît alors résider dans cette représentation de plus en plus virtualisée du territoire de référence. Sa multipolarité, on pourrait se la figurer en filant la métaphore malrucienne : des oasis dans le désert. Elles sont florissantes et le sont de plus en plus car elles sont des « pôles d’excellence » et que, comme tout pôle, elles exercent l’attraction d’un aimant et, conséquemment, dans une relation de plus en concurrentielles, elles assèchent d’autant plus les zones moins irriguées.

Si « Patrick Roegiers parle d’« une notion « d’altérité familière[5] », se retrouvant, par delà les frontières étatiques et linguistiques, dans la notion d’eurométropole qui regroupe des villes françaises, flamandes et wallonnes[6] », on est fondé à penser que tout le problème réside dans la question suivante : pouvoir en être ou pas.

J’en veux d’ailleurs pour preuve que, sur le site même de Lille Métropole, la définition du territoire métropolitain est multiple puisque celui de l’« Aire métropolitaine lilloise » est plus étendu que celui de l’« Eurométropole Lille / Kortrijk / Tournai ». Il est même précisé que, « depuis que leur candidature a été retenue par le gouvernement français, le 9 août 2005, les vingt-trois partenaires de l’Aire métropolitaine de Lille travaillent d’arrache-pied sur une question précise : que peuvent-ils faire ensemble pour hisser cet ensemble de territoires au rang de grande métropole européenne ?[7] »

Bien que les mots peuvent porter plusieurs significations, nous en faisons tous les jours l’expérience, je ne peux m’empêcher de m’interroger un peu et de me demander si, tout compte fait, la métropole dont on rêve ne serait pas en fait une autre manière de définir la région, voire de l’étendre puisque certaines de ses frontières disparaîtraient.

 

Henry-George Madelaine

20 X 2012.

 



[1] Jean-Marc Fontan, Juan-Luis Klein, Diane-Gabrielle Tremblay, (dir.) Entre la métropolisation et le village global. Les scènes territoriales de la reconversion. Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 1999, pp.1-2.

[2] Pierre Musso, « Rétrospective de la prospective territoriale : de la Datar à la Diact », in Territoires 2030, août 2006, no 3, p.9

[3] Raymond Woessner, France : aménager les territoires, Paris, Editions Sedes, 2010, introduction non paginée.

[4] Élise Ovart Barattte, Les ch’tis, c’étaient les clichés, Paris, Calmann Lévy, 2008, introduction non paginée.

[5] Patrick Roegiers, Le Mal du pays. Autobiographie de la Belgique, Paris, Seuil, 2003, p.77.

[6] Georges Jacques, « Le Mal du Pays de Patrick Roegiers. Quel mal ? Quel pays ? » in Stephanie Vanasten et Matthieu Servier (dir.), Literaire belgitude littéraire, Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 2011, pp.219-220

[7] http://www.lillemetropole.fr/index.php?p=1069&art_id=, consulté le 20 X 2012.